Valentin Soulard, étudiant au doctorat en éducation musicale à l’Université Laval.
Introduction
Les jeunes qui apprennent à jouer d’un instrument de musique en contexte extrascolaire suivent généralement des leçons hebdomadaires individuelles. Par conséquent, ils se retrouvent souvent seuls pour pratiquer chez eux, entre les rencontres ponctuelles avec leurs professeurs. Progresser d’une semaine à l’autre requiert donc que les jeunes apprentis musiciens réussissent à s’organiser, se concentrer, s’observer et s’évaluer correctement lors des séances de pratique individuelle. Ces comportements souhaitables – voire indispensables à nos yeux de pédagogues – relèvent tous de la métacognition et de l’autorégulation, deux habiletés réflexives clés pour l’apprentissage d’un instrument de musique (Concina, 2019). Ces notions sont d’ailleurs au centre de nombreuses publications au sujet de la pratique musicale, d’après la revue systématique de How et al. (2022). Pourtant, elles demeurent méconnues en dehors de la recherche scientifique et ne semblent pas suffisamment abordées dans les formations professionnelles postsecondaires ou universitaires en musique. Ce constat est notamment appuyé par la récente synthèse de Dos Santos Silva et Marinho (2024), qui montre que la plupart des musiciens avancés ont autant de lacunes que les novices en termes d’autorégulation et de métacognition (p. 14). En ce sens, le but de ce bref article est double : clarifier d’abord ces notions et les illustrer concrètement, puis proposer aux professeurs d’instrument des conseils pratiques pour favoriser le développement conjoint des deux habiletés chez leurs élèves.
Quelques définitions
Le terme métacognition est un néologisme introduit par le psychologue John H. Flavell pour parler de ce que nous connaissons de nos facultés d’apprentissage, du fonctionnement de notre pensée, ou de notre activité mentale (Flavell, 1979). Plus simplement, lorsque nous nous interrogeons sur nos propres capacités de perception, de compréhension ou de mémorisation, entre autres, nous faisons preuve de métacognition. Nous vivons tous des expériences typiques de cette habileté au quotidien. Par exemple, on peut s’apercevoir au bout d’un certain temps qu’à force de cuisiner une variété de plats et desserts différents, suivre les instructions d’une nouvelle recette est devenu plus facile qu’auparavant. On peut au contraire se sentir complètement dépassé par les explications sommaires du manuel d’assemblage d’un meuble en kit et se questionner sur nos compétences en matière de représentation spatiale. Ces impressions d’efficacité accrue ou de perplexité lors de la réalisation d’une activité sont des manifestations initiales de la métacognition. Dans l’idéal, elles précèdent des réflexions plus poussées quant aux buts qu’on décide de se donner par la suite : poursuivre l’aventure culinaire, tenter de devenir chef étoilé, ou revoir les bases des programmes de mathématiques du primaire et du secondaire sur la perspective en trois dimensions… En musique, la métacognition intervient surtout lors de la pratique individuelle. C’est par son biais que les jeunes musiciens parviennent à nommer leurs forces et leurs faiblesses sur le plan technique, à corriger activement leur posture ou leurs doigtés, à diviser judicieusement les pièces du répertoire en courtes sections à travailler afin d’éviter les répétitions infructueuses, et j’en passe. Sans surprise, la métacognition est liée à l’accélération des progrès à l’instrument et à l’amélioration des performances (McPherson et al., 2019; Mornell et al., 2020).
Le terme autorégulation, de l’anglais self-regulation, désigne quant à lui une multitude de choses différentes dépendamment du domaine (biologie, droit, médecine, psychologie, etc.). En éducation, une des définitions les plus notables est celle de l’éminent psychologue Albert Bandura (Schunk et DiBenedetto, 2023). Pour ce dernier, la notion qualifie l’ensemble de nos capacités à exercer une influence sur notre pensée, mais également sur nos émotions, nos motivations et nos actions (Bandura, 1991). Autrement dit, nous mettons tous à profit cette habileté lorsque nous prenons du recul sur nos ressentis envers une situation, lorsque nous critiquons nos propres faits et gestes, lorsque nous essayons de résister face aux innombrables distractions qui nous entourent, ou encore lorsque nous renforçons sciemment notre motivation envers une activité. L’autorégulation est une notion un peu plus large que celle de métacognition : elle dépasse l’introspection et la planification, car elle englobe des dimensions comportementales et sociales. Cette vision est soutenue par la littérature scientifique théorique et plus spécifiquement défendue par le chercheur Barry J. Zimmerman (1995, 2002). Celui-ci est à l’origine d’un modèle répandu de l’autorégulation, qui servira de trame de fond pour les recommandations à venir. Selon lui, elle suit l’alternance de trois phrases consécutives et itératives (c.-à-d., constituant un cycle répétitif) : la préparation (forethought), la volition (id.) ou l’exécution (performance) et la réflexion (reflection). Au cours de la préparation, nous analysons ce qu’il faut accomplir et prévoyons comment s’y prendre pour y parvenir. Nos attentes (expectations) et nos motivations (id.) envers l’activité sont déterminantes durant cette étape. Ensuite, lors de l’exécution, nous maîtrisons (self-control) et nous examinons (self-observation) ce que nous faisons. C’est pendant cette phase que nous mobilisons des stratégies d’apprentissage, comme les analogies visuelles (visual imagery) par exemple, et par-dessus tout, c’est à ce moment que nous canalisons notre attention. Enfin, lors de la réflexion, nous émettons un jugement sur ce que nous venons d’effectuer et nous y réagissons. Cette dernière étape nécessite évidemment de savoir s’autoévaluer et de traiter sagement nos erreurs comme de précieuses informations afin de faire mieux une prochaine fois. Le modèle cyclique de Zimmerman (2002) s’applique particulièrement bien à l’apprentissage d’un instrument de musique, au vu de ses similitudes avec le déroulement des séances de pratique individuelle chez nos élèves. Dans l’ensemble, les études scientifiques empiriques suggèrent que l’autorégulation est positivement corrélée avec une plus grande persévérance sur le long terme et avec de meilleures performances à l’instrument (Varela et al., 2016).
Plusieurs recommandations
Cette section présente une liste non exhaustive de conseils pratiques pour encourager le développement conjoint de la métacognition et de l’autorégulation chez les apprentis musiciens. Comme évoqué plus haut, ces recommandations sont formulées selon les trois phases du modèle cyclique de Zimmerman (2002). De plus, elles s’inspirent à la fois des résultats préliminaires d’une revue de la portée dont mes collègues et moi sommes en train de préparer le manuscrit (Soulard et al., 2025) et d’un rapport de l’organisation caritative Education Endowment Foundation, EEF.
Avant la pratique
En tant que professeurs d’instrument, notre façon d’enseigner, nos attitudes lors des cours – en somme, nos approches pédagogiques – ont un effet considérable sur le développement des habiletés réflexives de nos élèves. Pour les aider à se préparer en amont de leurs séances de pratique entre chaque leçon, voici des leviers sur lesquels on peut intervenir : l’installation du lieu et du milieu où travailler l’instrument, la détermination d’objectifs proximaux atteignables, et le soutien de l’autonomie et du sentiment de compétence. Concernant l’espace de pratique dédié, rien de mieux que de demander à nos élèves lors des premières leçons de décrire où et quand jouent-ils de leurs instruments à la maison. On peut aussi solliciter les parents pour obtenir plus de détails avant de proposer des changements au besoin. Dans un autre registre, convenir avec nos élèves de petits buts à atteindre chaque semaine est un excellent moyen de susciter le développement de la métacognition et de l’autorégulation. Que ce soit en fragmentant une pièce ou en donnant des défis vis-à-vis du tempo d’exercices techniques (p. ex. : rudiments, gammes, articulations), prendre l’habitude de procéder pas à pas est gagnant sur tous les plans ! Pour ce qui est du soutien de l’autonomie de nos élèves, plusieurs options s’offrent à nous : laisser des choix significatifs sur le répertoire, fournir des explications sur l’importance d’exercices jugés rébarbatifs et s’intéresser à leurs vécus. En un seul mot, l’empathie. C’est-à-dire, se projeter sans complaisance, mais avec bienveillance, dans leur vision du monde et leurs valeurs personnelles (Zachariou et Bonneville-Roussy, 2024). En parallèle, consolider le sentiment de compétence de nos élèves est absolument essentiel. Pour soutenir celui-ci, on peut d’une part adapter la difficulté des apprentissages en fonction des capacités de nos élèves et d’autre part, exprimer nos attentes d’une manière limpide et structurée. L’idée est d’identifier clairement un point de départ, un point d’arrivée et le temps imparti (p. ex. : se donner deux semaines pour réussir l’interprétation fluide d’une cadence ou d’un trait donné à tel ou tel tempo par rapport à ce qui est joué présentement). C’est ici qu’entre en jeu le modelage dont il est question dans la sous-partie qui suit.
Pendant la pratique
En effet, le modelage est une stratégie incontournable pour aider nos élèves au fil de leurs séances de pratique en autonomie (Bocquillon et al., 2020). Il s’agit d’une forme de démonstration qui implique de leur montrer et d’expliquer exactement quoi faire à la maison entre les leçons. Parmi les aspects à aborder se trouvent les indicateurs auditifs, visuels et kinesthésiques du jeu instrumental, mais également tout ce qui relève de la musicalité. Au début, on peut commencer par inviter nos élèves à examiner leurs gestes et s’écouter jouer en différé (c.-à-d., avec un enregistrement audio ou vidéo). Une fois cette habitude prise, on peut éventuellement introduire l’observation en direct (p. ex. : conscience des sensations du corps) qui requiert un peu plus d’attention. Il est toujours pertinent d’amener nos élèves à confronter leur perception dans l’instant (regarder sa posture dans un miroir au moment de jouer) avec celle par après (voir ultérieurement sa posture sur une photo ou dans une vidéo). Cette démarche réflexive pousse la conscientisation de l’apprentissage : autant dire qu’elle favorise l’autorégulation et la métacognition. Une énième stratégie bénéfique consiste à s’arranger avec les élèves et leurs parents pour instaurer un calendrier personnalisé et flexible des séances de pratique individuelle. Sur ce point, mieux vaut privilégier la régularité des efforts, et non leur durée. L’accompagnement des parents est alors notre plus grand allié. En outre, leurs conversations avec nos élèves sont propices aux habiletés réflexives : donner un maximum de chances aux jeunes de verbaliser nos consignes et de reformuler les objectifs d’apprentissage sous-jacents contribue fortement au développement de la métacognition et de l’autorégulation.
Après la pratique
Finalement, il convient de guider nos élèves dans leur autoévaluation et leur réflexion en aval des séances de pratique individuelle. Pour ce faire, on doit impérativement décider avec eux des paramètres de l’atteinte des objectifs de la semaine. Encore une fois, la démonstration prend une place importante ici. On peut aussi proposer aux jeunes de tenir un journal de bord afin de faire un suivi hebdomadaire de leur progression. C’est une belle façon de les encourager chaque semaine à s’interroger sur leur apprentissage. Une dernière astuce pour éviter les réflexions superficielles ou stériles est de mettre à disposition de nos élèves une liste de questions métacognitives à se poser à l’issue de la pratique (p. ex. : Quelles difficultés ou facilités ai-je rencontrées aujourd’hui ? Qu’est-ce qui me fait penser que j’ai atteint mon but de la semaine ? Comment pourrais-je aller plus loin dans l’interprétation de cette section ?). Ce genre de grille d’autoévaluation est bénéfique pour les habiletés réflexives des jeunes. Avec des élèves moins âgés, on peut à nouveau solliciter l’aide des parents afin de permettre aux enfants d’approfondir plus aisément leur réflexion et leur autoévaluation.
Et les outils audionumériques ?
Les outils audionumériques (p. ex. : technologies de captation audiovisuelle, applications ludiques ou exerciseurs) sont dorénavant très accessibles et presque omniprésents. Ils semblent contribuer significativement au développement conjoint de la métacognition et de l’autorégulation chez les jeunes musiciens (Wan et al., 2022, 2023). Cela dit, les enjeux notables de continuation de leur utilisation ou d’implémentation soulignent nos responsabilités de professeurs d’instruments pour soutenir les habiletés réflexives de nos élèves ainsi que leur engagement envers la pratique individuelle. En réalité, l’efficacité des outils audionumériques n’est pas confirmée pour l’instant, puisqu’aucune étude quasi-expérimentale avec groupe témoin n’a évalué leur apport (Wan et al., 2022, p. 94). C’est donc avec autant de curiosité que de vigilance que nous devons dompter la panoplie d’outils disponibles actuellement. Qui sait, la combinaison de l’enseignement traditionnel avec l’usage éclairé des technologies est probablement une avenue raisonnable et profitable.
Conclusion
En somme, le développement conjoint de l’autorégulation et de la métacognition chez les jeunes musiciens est essentiel pour favoriser un apprentissage instrumental plus autonome et plus durable. Ces deux habiletés réflexives, bien que trop souvent négligées dans les formations amateures ou professionnelles en musique, jouent un rôle central dans le déploiement technique et artistique de nos élèves. En nous appuyant sur le modèle de l’autorégulation de Zimmerman (2002), nous pouvons structurer notre accompagnement des jeunes avant, durant et après leur pratique individuelle entre les leçons. Miser sur le développement de l’autonomie, du sentiment de compétence des élèves et sur la collaboration avec leurs parents figure parmi les nombreuses stratégies concrètes auxquelles nous pouvons recourir en ce sens. Malgré le manque de données probantes, l’intégration avisée d’outils audionumériques offre quant à elle certaines perspectives prometteuses pour enrichir nos approches pédagogiques.
RÉFÉRENCES
Bandura, A. (1991). Social cognitive theory of self-regulation. Organizational Behavior and Human Decision Processes, 50(2), 248‑287. https://doi.org/10.1016/0749-5978(91)90022-L
Bocquillon, M., Gauthier, C., Bissonnette, S. et Derobertmasure, A. (2020). Enseignement explicite et développement de compétences : antinomie ou nécessité ? Formation et profession, 28(2), 3-18. https://dx.doi.org/10.18162/fp.2020.513
Concina, E. (2019). The role of metacognitive skills in music learning and performing: Theoretical features and educational implications. Frontiers in Psychology, 10. https://doi.org/10.3389/fpsyg.2019.01583
dos Santos Silva, C. et Marinho, H. (2024). Self-regulated learning processes of advanced musicians: A PRISMA review. Musicae Scientiae, 29(1), 89‑108. https://doi.org/10.1177/10298649241275614
Flavell, J. H. (1979). Metacognition and cognitive monitoring: A new area of cognitive-developmental inquiry. American Psychologist, 34(10), 906‑911. https://doi.org/10.1037/0003-066X.34.10.906
How, E. R., Tan, L. et Miksza, P. (2022). A PRISMA review of research on music practice. Musicae Scientiae, 26(3), 675‑697. https://doi.org/10.1177/10298649211005531
McPherson, G. E., Osborne, M. S., Evans, P. et Miksza, P. (2019). Applying self-regulated learning microanalysis to study musicians’ practice. Psychology of Music, 47(1), 18‑32. https://doi.org/10.1177/0305735617731614
Mornell, A., Osborne, M. S. et McPherson, G. E. (2020). Evaluating practice strategies, behavior and learning progress in elite performers: An exploratory study. Musicae Scientiae, 24(1), 130‑135. https://doi.org/10.1177/1029864918771731
Schunk, D. H. et DiBenedetto, M. K. (2023). Albert Bandura’s legacy in education. Theory Into Practice, 62(3), 205‑206. https://doi.org/10.1080/00405841.2023.2226560
Soulard, V., Després, J.-P., De Grâce, N. et Martelo Torres, S. A. (2025). Metacognition and self-regulation among young musicians learning an instrument in out-of-school contexts: A scoping review. https://doi.org/10.17605/OSF.IO/82Q3J
Varela, W., Abrami, P. C. et Upitis, R. (2016). Self-regulation and music learning: A systematic review. Psychology of Music, 44(1), 55‑74. https://doi.org/10.1177/0305735614554639
Wan, L., Crawford, R. et Jenkins, L. (2022). Facilitating self-regulation of instrumental practice with digital technology: A framework, a synthesis of literature and a call for research. Australian Journal of Music Education, 54(2), 83‑98. https://search.informit.org/doi/abs/10.3316/informit.839800979548989
Wan, L., Crawford, R. et Jenkins, L. (2023). Digital listening tools to facilitate children’s self-regulation of instrumental music practice. Journal of Research in Music Education, 71(1), 67‑90. https://doi.org/10.1177/00224294221093521
Zachariou, A. et Bonneville-Roussy, A. (2024). The role of autonomy support from teachers in young learners’ self-regulation in dyadic contexts: An examination through three-level multilevel analysis. Learning & Instruction, 89. https://doi.org/10.1016/j.learninstruc.2023.101843
Zimmerman, B. J. (1995). Self-regulation involves more than metacognition: A social cognitive perspective. Educational Psychologist, 30(4), 217‑221. https://doi.org/10.1207/s15326985ep3004_8
Zimmerman, B. J. (2002). Becoming a self-regulated learner: An overview. Theory Into Practice, 41(2), 64‑70. http://dx.doi.org/10.1207/s15430421tip4102_2



.png)








