Hélène Boucher est professeure en pédagogie musicale à l’Université du Québec à Montréal.
Les enseignant(e)s de musique qui utilisent la pédagogie Kodály mettent en œuvre une séquence pédagogique qui structure les apprentissages des élèves. Ils et elles s’appuient sur la nécessité de faire entendre et ressentir la musique aux enfants, avant d’en présenter la notation. Choksy et al. (2001) résument la démarche ainsi : « le processus pédagogique par lequel les concepts et les compétences sont développés commence toujours par l'expérience musicale totale et passe progressivement aux abstractions de cette expérience, du connu à l'inconnu » (p. 140). Cette démarche pédagogique s’articule en quatre moments clés : la préparation, la conscientisation, le renforcement et l’évaluation. La préparation consiste à permettre à l’enfant de vivre les éléments musicaux par des chansons, des jeux, du mouvement ou du jeu aux instruments, le tout par imitation. L’enfant est donc peu conscient de ses apprentissages. Lorsque la préparation est suffisante, l’enseignant(e) amène les élèves à conscientiser les savoirs : les comprendre, connaitre leurs nomenclatures et reconnaitre leurs représentations graphiques. Cette étape est suivie d’une longue période, le renforcement, pendant laquelle l’enfant mettra en application ses nouveaux savoirs de façon consciente. C’est le moment de la pratique. Celle-ci peut être individuelle, mais sera le plus souvent collective. Finalement, l’évaluation consiste 1) à lire ou à noter de façon autonome du nouveau matériel contenant le savoir musical, ou 2) à improviser ou composer en utilisant ce nouvel élément (Choksy et al., 2001).
Dans ce modèle en quatre temps, l’évaluation est présentée comme une phase finale, qui n’arrive qu’en toute fin de séquence. Scott (2001) nous invite à prendre conscience que dans les faits, l’enseignant(e) est constamment en train d’évaluer pour pouvoir ajuster ses interventions pédagogiques. « En ce sens, les enseignants de musique utilisent les informations recueillies lors de l’évaluation pour prendre des décisions avant, pendant et après l’enseignement » (p. 7). Ces propos invitent à une réflexion quant à l’importance du rôle de l’évaluation dans le processus décisionnel de l’enseignant(e).
TROIS GRANDS TYPES D’ÉVALUATION
Dans les écrits sur l’évaluation, on tend à structurer celle-ci en trois grands types : diagnostique, formative et sommative (par exemple, Dunn et Mulvenon, 2009; Hattie et Brown, 2010). L’évaluation diagnostique est réalisée en début d’apprentissage et permet à l’enseignant(e) :
« d’identifier et repérer les points faibles, les points forts, les acquis et les difficultés des élèves en relation avec les nouvelles connaissances à acquérir. L’enseignant peut ainsi situer le niveau initial de ses élèves et concevoir l’organisation de l’apprentissage non pas du niveau supposé par leur cursus scolaire, mais à partir du niveau réel de ses élèves en adéquation complète avec les besoins des élèves. » (Bien enseigner, 2023)
Quant à elle « l’évaluation formative est une activité permanente. Elle a lieu pendant le processus d’apprentissage. Pas seulement une fois, mais plusieurs fois » (Bien enseigner, 2021). Sa principale fonction est l’aide à l’apprentissage, elle permet la régulation et une rétroaction continue (Gouvernement du Québec, 2003, p. 29).
L’évaluation sommative, pour sa part, a lieu après le processus d’apprentissage (Bien enseigner, 2021). Elle permet d’évaluer la somme des apprentissages ayant été faits à un moment précis. Son rôle est la reconnaissance du niveau de développement des compétences et d’acquisition des connaissances (Gouvernement du Québec, 2003, p. 29).
Dans la suite de cet article, nous verrons comment l’évaluation s’articule en fonction du moment où elle est mise en place en pédagogie Kodály. De plus, nous pourrons constater que les lignes entre les différents types d’évaluation sont plus minces qu’il n’y parait de prime abord et que les différentes fonctions s’entrecroisent.
L’ÉVALUATION PRÉENSEIGNEMENT
Selon Popham (2002), il est essentiel pour l’enseignant(e) de faire une évaluation avant de débuter l’enseignement. Cela permet d’assurer que l’on amène réellement l’élève du connu à l'inconnu. Cette évaluation, de nature diagnostique, est nécessaire pour identifier ce que les élèves maitrisent (le connu) dans le but de choisir les activités pédagogiques subséquentes (l’inconnu). Les activités d’évaluation sommatives faites au préalable ou de courtes évaluations formatives peuvent également être utilisées à cette fin. Le succès ou l’échec lors de l’évaluation sommative permet alors de diagnostiquer ce qui doit être revu ou non. Plusieurs pédagogues expérimenté(e)s ont déjà fait de nombreuses suggestions de matériel pédagogique, mais nous savons qu’une adaptation par l’enseignant(e) est toujours nécessaire pour répondre aux besoins des élèves avec qui nous travaillons. Cette planification est cruciale dans le déploiement de la séquence pédagogique et permet à l’élève d’acquérir en douceur, étape par étape, l’ensemble des savoirs essentiels. Il est bien dommage de constater le temps limité qui est accordé aux enseignant(e)s pour développer leur planification annuelle, mais surtout pour en faire une révision mensuelle et hebdomadaire, action essentielle et garante des succès des élèves. L’enseignant(e) doit donc faire preuve d’une grande capacité d’adaptation et accepter de revoir ses plans, encore et encore, selon les apprentissages réels des élèves. Il ou elle doit pouvoir ralentir ou accélérer le rythme selon leurs besoins. Il serait souhaitable que les établissements d’enseignement soient conscients de cette réalité.
L’ÉVALUATION PENDANT L’ENSEIGNEMENT
Pendant la mise en œuvre de la leçon, l’enseignant(e) doit simultanément piloter sa planification avec les élèves et évaluer l’implémentation de celle-ci. Cette évaluation dite formative, appelée « aide à l’enseignement » dans le Politique de l’évaluation du Québec, joue plusieurs rôles : observer l’apprentissage, prendre en compte les progrès et identifier les difficultés (2003, p. 29). Ces observations permettront ensuite à l’enseignant(e) d’ajuster sa planification dans l’action, de ralentir ou d’augmenter le rythme et la durée de l’enseignement, et d’identifier le temps de pratique collective ou autonome requis. De nombreuses décisions basées sur l’évaluation pendant l’enseignement sont prises et les enseignant(e)s d’expériences savent que peu de planifications de situations d’apprentissage et d’enseignement se déroulent exactement comme prévu. Par exemple, certain(e)s élèves auront besoin d’expérimenter davantage le chant de certains intervalles avant la période de conscientisation. De même, le temps de pratique requis pour bien intégrer les savoirs rythmiques pourrait être plus court que pour les savoirs mélodiques, le tout demandant un constant réajustement du temps prévu. Encore une fois, l’enseignant(e) devra faire preuve de flexibilité et d’ajustement pendant l’enseignement, ce qui demandera une grande agilité pédagogique.
L’ÉVALUATION APRÈS L’ENSEIGNEMENT
L’évaluation sommative, ou postenseignement, a pour objectif de colliger des informations et des données sur le niveau d’atteinte des différentes tâches effectuées par les élèves, rapportées par la suite dans les communications aux parents. Cette collecte de données permet d’éclairer la suite des enseignements et peut simultanément servir d’évaluation diagnostique. Bien que l’attribution de notes fasse partie de notre système scolaire, l’importance de cette évaluation formelle devrait être « d’aider l’enseignant à planifier les meilleures décisions possibles pour la suite des choses » (Popham, 2002, p. 259). Houlahan et Tacka (2015) suggèrent que les élèves apprenant la musique selon la pédagogie Kodály doivent être évalués formellement sur les aspects suivants : 1) la connaissance du répertoire musical enseigné, 2) les habiletés en interprétation, 3) les connaissances de la notation musicale, 4) les habiletés créatives, 5) les habiletés d’écoute et 6) les liens entre la musique et les sujets connexes (culture, histoire) (p. 590). De plus, le moment où les évaluations sommatives sont tenues demande une flexibilité pédagogique. En effet, l’enseignant(e) doit s’assurer qu’une majorité d’élèves est en mesure de réussir la tâche évaluative au moment de mettre celle-ci en œuvre. Dans le cas contraire, il ou elle doit accepter que l’activité n’était en fait qu’un moment de pratique. Ce dernier peut alors servir d’évaluation pendant l’enseignement, en offrant un éclairage sur les savoirs et savoirs-faire à revisiter. Cette tâche est donc porteuse d’informations tant pour l’élève que pour l’enseignant(e), et doit éventuellement être suivie d’une nouvelle évaluation formelle qui permettra de mesurer la somme des apprentissages démontrés par les élèves.
IMPACT SUR LES QUATRE PHASES PÉDAGOGIQUES KODÁLY
La démarche pédagogique kodálienne qui peut au premier abord sembler linéaire (préparation, conscientisation, renforcement et évaluation) est en fait plutôt circulaire (les quatre temps pouvant être permutés) et inclut une diversité dans les formes évaluatives. Scott (2001, p. 8) suggère le modèle suivant :
Phases pédagogiques Kodály | Formes évaluatives |
1. Préparation |
Évaluation informelle diagnostique |
2. Conscientisation |
Évaluation informelle diagnostique ou formative |
3. Renforcement |
Évaluation informelle diagnostique ou formative |
4. Évaluation formelle |
Évaluation informelle diagnostique ou formative |
Dans ce contexte, seule l’évaluation formelle mène à un résultat qui peut être communiqué. Cependant, les évaluations informelles, tout comme l’évaluation formelle, peuvent aussi jouer le rôle de diagnostic, donc d’aide à l’apprentissage. Voici un exemple (enseignement du soupir) pour illustrer cette vision dans laquelle les rôles d’une même évaluation peuvent être multiples.
D'abord, l'enseignant(e) observe les élèves pour évaluer s'ils maitrisent les savoirs essentiels préalables à la suite de la séquence : les noires et deux croches doivent être maitrisées avant l’apprentissage du soupir [évaluation diagnostique informelle]. Durant la phase de préparation, l'enseignant(e) observe les élèves pour évaluer si leur familiarité avec le matériel de la chanson, qui comprend un soupir, est suffisante pour passer à l'étape de la conscientisation [évaluation formative informelle]. Lors de la conscientisation, l'enseignant(e) observe les élèves pour évaluer s'ils comprennent le savoir musical enseigné, le soupir [évaluation formative informelle]. Lors de la phase de renforcement, l'enseignant(e)observe les élèves pour corriger tout malentendu [évaluation formative informelle] afin de déterminer qu’ils et elles sont prêt(e)s pour la dernière étape du processus. Au stade 4, l’évaluation formelle, l'enseignant(e) utilise des moyens systématiques d'évaluation (par exemple, une grille d’observation d’une interprétation ou une tâche de création). Il ou elle collecte alors des informations sur chaque élève. Cette action peut également servir d’évaluation diagnostique, qui l’informe si l’élève est prêt(e) à poursuivre les apprentissages.
CONCLUSION
Pour mettre en place une telle vision de l’évaluation, l’enseignant(e)doit développer une grande flexibilité pédagogique. Il ou elle doit être en mesure de réenseigner des éléments qui se sont avérés non maitrisés lors de l’évaluation diagnostique, même si sa planification prévoyait l’enseignement de nouvelle matière. De plus, il ou elle doit compter sur une large gamme d’activités pour s’assurer de la maitrise des apprentissages et pour pouvoir ajouter différentes expériences d’apprentissage lorsque les savoirs ne sont pas maitrisés. Toutes les informations qu’il ou elle recueillera viendront guider ses décisions en ce qui a trait à ce qui doit être enseigné, combien de temps cela doit l’être et quelle a été l’efficacité de l’enseignement (Popham, 2002). Bref, il est essentiel de développer une souplesse et une capacité d’ajustement dans notre enseignement tout au long de nos interventions avec les élèves, de façon circulaire, pour permettre un apprentissage qui répond réellement à leurs besoins.
BIBLIOGRAPHIE
Bien enseigner. (2023, 22 août). Comment faire une évaluation diagnostique ? https://www.bienenseigner.com/evaluation-diagnostique
Bien enseigner. (2021, 2 août). Évaluation formative et évaluation sommative: quelles différences ? https://www.bienenseigner.com/evaluation-formative-et-evaluation-sommative
Choksy, L., Abramson. R. M., Gillespie, A. E., Woods. D. et York, F. (2001). Teaching music in the twenty-first century, (2nd ed.). Prentice Hall.
Dunn, K. E. et Mulvenon, S. W. (2009). A critical review of research on formative assessments: The limited scientific evidence of the impact of formative assessments in education. Practical Assessment, Research, and Evaluation, 14(1), 7.
Gouvernement du Québec. Ministère de l’Éducation (2003). Politique d’évaluation des apprentissages. Bibliothèque nationale du Québec.
Hattie, J. A. et Brown, G. T. (2010). Assessment and evaluation. In Educational psychology: Concepts, research and challenges (pp. 116-131). Routledge.
Houlahan, M. et Tacka, P. (2015). Kodály today: A cognitive approach to elementary music education. Oxford University Press.
Popham, W. J. (2002). Classroom assessment: What teachers need to know (3rd ed.). Allyn and Bacon.
Scott, S. J. (2001). Examining the roles of student assessment in a Kodály-based instructional sequence. Alla Breve, 26(1), 7-9.
Biographie
Hélène Boucher a complété un doctorat en éducation musicale à l’Université McGill en 2009. Elle est présentement professeure en pédagogie musicale à l'Université du Québec à Montréal, après avoir enseigné à l’Université McGill et à l’Université Laval. Parallèlement à sa formation académique, elle a enseigné la musique pendant plus de 15 ans, tant au préscolaire qu’au primaire et a reçu plusieurs prix pour l’excellence de son enseignement.
Elle est certifiée pour enseigner la formation Kodály par l'organisation américaine des éducateurs Kodály. Ses recherches portent présentement sur l'adaptation culturelle, en français pour le Québec, de l'approche Kodály; sur le mentorat individualisé en tant que moyen d’enseignement dans la formation des spécialistes en musique; et sur la musique comme outil de régulation émotionnelle à la petite enfance.