Hélène Boucher est professeure en pédagogie musicale à l’Université du Québec à Montréal.
Depuis plus de 10 ans, j’offre des formations à la pédagogie Kodály, qui visent le développement des enseignants en musique en milieu scolaire. Elles comportent un volet sur l’enseignement tel que développé en Hongrie au début du 20e siècle, mais également une initiation à une vision active du développement de la formation auditive, de l’analyse musicale et de la direction chorale. Ces modules sont imbriqués les uns aux autres dans un tout visant le développement musical global de la personne. Pour ce faire, une séquence spécifique des savoirs musicaux à maitriser est mise en place. D’une perspective mélodique, cette séquence commence par les notes sol-mi (degrés 5-3). La question qui revient le plus souvent lors de mes interactions avec les enseignants est la suivante: pourquoi sol-mi (5-3)? Pourquoi ne pas commencer par do ? Dans notre logique d’adultes musiciens,
il semble tellement plus simple de commencer par le premier degré. Cet article vise donc à expliquer les raisons de ce choix par les Hongrois, mais également à présenter différents choix ayant été faits dans la francophonie par divers pédagogues. Je présenterai pourquoi, au Québec, nous utilisons la relation 5-3, sol-mi, comme point de départ de la séquence mélodique et discuterai également des données issues de la recherche en lien avec cette décision.
Principaux arguments
Un très grand nombre de pédagogues ont écrit sur la pédagogie Kodály, sur les adaptations qu’ils en ont faites et sur le choix de la séquence utilisée dans leurs contextes culturels spécifiques (Choksy, 2000; Houlahan et Tacka, 2015; Ribière-Raverlat, 1975-1980). Les deux principaux arguments utilisés en ce qui concerne le choix de l’intervalle sol-mi sont les suivants (Bennet, 2005) :
- Sol-mi serait un intervalle universellement présent dans les différentes cultures musicales.
-
Sol-mi, donc la tierce mineure descendante, serait facile à chanter pour les enfants et constituerait ainsi un point de départ logique pour débuter la séquence.
Concernant le premier point, soit l’universalité de cet intervalle, ceci est aujourd’hui grandement remis en question. Je n’explorerai pas ici l’aspect purement universel, soit le fait que cet intervalle se retrouve ou non dans toutes les cultures, ce qui dépasserait largement le cadre disponible pour ce texte. De cet énoncé, je m’intéresserai à son utilisation dans notre contexte nord-américain, influencé par nos voisins anglophones.
En effet, Bennet (2005) rapporte que cette idée est remise en cause depuis longtemps. Une des pionnières de la pédagogie Kodály aux États-Unis, Mary Helen Richards, observait dès les années 70 que les chansons folkloriques enfantines des États-Unis construites sur les intervalles sol-mi et sol-mi-la étaient rares et qu’elles étaient davantage centrées sur do. Bennet explique qu’à cette époque, l’engouement pour les méthodes actives en enseignement de la musique, Orff et Kodály particulièrement, a séduit par l’utilisation d’une séquence pédagogique. Dans les années 70, de façon à reproduire la séquence européenne, « la quête des chansons avec sol-mi et sol-mi-la s’apparentait à une chasse au trésor. Les enseignants avaient besoin d’un répertoire de chants pour mettre de l’avant la nouvelle séquence » (2005, p. 45). De même, plusieurs n’auraient pas hésité à modifier certaines chansons folkloriques pour qu’elles s’inscrivent dans cette séquence. Ces mêmes questionnements se sont évidemment retrouvés dans la francophonie et différents pédagogues se sont demandé si les formules mélodiques sol-mi et sol-mi-la se retrouvent réellement dans la chanson enfantine en français.
Dans la francophonie
L’utilisation des chansons ayant des tournures mélodiques sol-mi et sol-mi-la dans l’adaptation de la pédagogie Kodály en milieu anglophone a été tellement forte, que certains auteurs sont convaincus que ces tournures mélodiques sont naturelles aux anglophones, et que la musique francophone en est exempte (Proulx et Trudeau, 1985). Au fur et à mesure que se déployait la pédagogie Kodály dans la francophonie, les pédagogues ont élaboré diverses séquences pédagogiques. Certains comme Jacquotte Ribière-Raverlat (1975-1980) ont choisi d’analyser le folklore francophone et de construire la séquence selon la fréquence d’apparition des motifs mélodiques. Dans son cas, elle a fait le choix de l’intervalle sol,-do (5,-1)1 comme premier intervalle à enseigner. Thérèse Potvin (1997-2001) a, quant à elle, choisi de débuter la séquence par do-ré-mi (1-2-3). En revanche, Edouardo Garo (2007) en Suisse et Thomas Legrady (1967-1970) au Québec ont construit leur séquence pédagogique sur l’intervalle sol-mi (5-3). On voit donc que si certains appuient leur choix sur la séquence originale hongroise, d’autres fondent plutôt leur décision sur l’analyse du répertoire folklorique issu de la culture.
En Hongrie
Ceci amène à questionner l’origine de ce choix par les Hongrois. Nous savons qu’ils ont organisé leur séquence en débutant par sol-mi (Ádám et Kodály, 1993) mais pourquoi ? Edwin Gordon2 (s.d., p. 1) suggère que l’intérêt de Kodály pour la tierce mineure aurait été dans le but de « défendre la musique pentatonique pour des raisons nationalistes plutôt que musicales ». Bien que Kodály ait certainement choisi de mettre de l’avant la musique folklorique de son pays, Choksy (2000) présente d’une façon plus concrète comment ils en seraient arrivés à ce choix.
Elle rapporte que les premières versions du livre original de la méthode pour l’enseignement aux enfants hongrois étaient d’abord constituées de chansons construites sur une seule note, puis sur deux sons formant une seconde majeure. « Il a fallu très peu de temps aux enseignants qui utilisaient ces livres pour se rendre compte qu’une chanson construite sur un seul son était pratiquement impossible à chanter juste pour les jeunes enfants et que même la seconde majeure comme point de départ présentait des difficultés » (Choksy, 2000, p. 3). Ce serait pour cette raison que Jenö Ádám aurait modifié le tout pour débuter avec la tierce mineure, qui selon lui, était l’intervalle le plus naturel à chanter juste pour les enfants.
Choksy et al. (2001) suggère d’ailleurs que la séquence doit être mise en place en fonction du développement musical des enfants, de ce dont ils sont capables de faire. Par exemple, il est plus simple pour l’enfant de débuter l’apprentissage par la noire que par la blanche. La récurrence des éléments musicaux dans le répertoire folklorique devrait, quant à elle, arriver par la suite pour aider à prendre des décisions concernant les détails de la séquence. On pourrait penser au rythme de syncope qui est peu présent dans le chant folklorique en français et qui pourrait être enseigné plus tardivement que l’anacrouse qui est très abondante dans notre répertoire. Il semble donc que le développement de la séquence d’enseignement se soit fait à tâtons et que ce soient des intérêts pédagogiques qui aient orienté les décisions finales.
Ce qu’en dit la recherche
Ceci m’amène au deuxième énoncé présenté plus tô : sol-mi, donc la tierce mineure descendante, serait facile à chanter pour les enfants et constituerait ainsi un point de départ logique pour débuter la séquence. Sans faire une revue de littérature systématique, essayons de voir ce qu’en dit la recherche. Plusieurs chercheurs ont démontré que les petits intervalles sont plus faciles à chanter que les grands intervalles (Mizener, 2008; Jones, 1979; Reifinger, 2009) et différents auteurs arrivent à la conclusion que la tierce mineure descendante serait l’intervalle le plus facile à chanter pour les jeunes enfants (Sinor, 1984; Jones, 1981; Reifinger, 2009; Lai, 1999). Moore et al. (1995) ont quant à eux établi une hiérarchie de la facilité à chanter les intervalles, par des enfants de 6 à 9 ans. Les voici ici du plus simple au plus complexe : unissons, tierce mineure descendante, quarte juste descendante, seconde majeure ascendante, tierce majeure descendante, seconde majeure descendante, tierce mineure ascendante, tierce majeure ascendante, quinte juste descendante et ascendante, quarte juste ascendante, seconde mineure et octave descendante. Ces données ont été recueillies auprès d’enfants provenant de l’Argentine, de la Pologne, de l’Espagne et des États-Unis et peu de différences ont été identifiées entre les cultures.
Cependant, Jarjisian (1981) a établi que de débuter par des motifs pentatoniques (sol-mi d’abord avec ajout de la, do et ré) ou diatoniques (chansons construites sur des gammes majeure et mineure harmonique) n’avait pas d’impact sur la performance des jeunes enfants. En fait, « les données ont montré que les élèves de première année recevant un enseignement combinant les notes diatoniques et pentatoniques ont interprété les chansons diatoniques et pentatoniques de manière significativement meilleure que ceux recevant l’un ou l’autre des types d’enseignement » (p. 45).
Cette conclusion est fort intéressante et permet un lien avec une recommandation faite par Choksy (2000) sur l’importance d’inclure, dès les débuts de la formation musicale, des chansons qui contiennent des éléments musicaux plus complexes.
Le demi-ton fa-mi apparaîtra dans certaines chansons, car de nombreuses chansons américaines pour enfants contiennent une ligne descendante à la fin : sol-fa-mi-ré-do. […] Certaines chansons avec fa et si doivent être enseignées et il devrait également y avoir quelques sons dont les notes dépassent la tessiture la plus confortable des enfants. Si les enfants ne peuvent pas prononcer correctement la lettre r, les parents n’éliminent pas tous les r de leur discours. Au contraire, ils prononcent les r avec soin, netteté et justesse. Ils fournissent un modèle d’apprentissage, tout comme pour le chant. […] Ce n’est que si ces sons sont présents dans l’expérience des enfants qu’ils les acquerront. (p. 33-34)
Au Québec
Il est évident que les enfants ont des besoins de différentes natures dans leurs apprentissages. Par exemple, certains auront besoin de plus de temps pour intégrer les éléments mélodiques que rythmiques. Et bien qu’il soit important de séquencer les apprentissages en commençant par les éléments plus faciles, il est également essentiel d’exposer les élèves à davantage que l’intervalle sol-mi, et ce dès le début de leur apprentissage, par l’utilisation d’un répertoire incluant une variété de structures mélodiques. Lors de la mise en place de la séquence que j’utilise en français au Québec, j’ai exploré différentes options avec mes élèves. De ces expériences, il m’est apparu plus efficace de commencer la séquence de la conscientisation des éléments mélodiques par sol-mi (5-3). Étant en contexte francophone, je choisis d’introduire simultanément ces composantes en do fixe (sol-mi) et en chiffres mobiles (5-3). Le fait que les deux premières notes soient clairement représentées dans la portée, sur les première et deuxième lignes, simplifie les apprentissages des enfants. Pour moi, l’option de débuter avec la séquence de Ribière-Raverlat (sol,-do ou 5,-1) aurait beaucoup compliqué l’enseignement car elle comporte des notes nécessitant l’utilisation des lignes supplémentaires sous la portée. De même, dans mon expérience, débuter avec do sur la première ligne supplémentaire sous la portée s’est montré moins efficace. Ceci semblait générer une confusion chez l’élève que je n’ai pas observée lorsque les premières notes enseignées se retrouvaient sur les lignes de la portée. Il faut se rappeler que Ribière-Raverlat et Potvin utilisaient le do mobile3 même en culture francophone, ce qui n’est pas mon choix. De ce fait, elles ne vivaient pas les mêmes enjeux.
Cela étant dit, il me semble crucial de rappeler que les élèves ne chantent pas exclusivement des chansons construites sur sol-mi (5-3) et sol-mi-la (6-5-3) en première année. Ils expérimentent un large éventail de chansons, construites sur une variété de motifs et de modes. Ces chansons servent à enseigner la pulsation, les nuances, les tempos, la forme, le rythme, les éléments expressifs, etc. Cependant, pour l’enseignement des éléments mélodiques, je préfère débuter par la séquence sol-mi, pour les raisons énoncées plus haut.
Conclusion
Comme il a été présenté dans ce texte, la mise en place d’une séquence d’enseignement est bénéfique pour les apprentissages des élèves. Selon Bennet (2005), l’arrivée des méthodes actives en enseignement de la musique aux États-Unis, principalement Orff et Kodály, au début des années 70 a permis de mettre en place un enseignement séquencé, d’où l’utilisation de l’intervalle sol-mi. Il est aujourd’hui clair que l’argument soutenant que cet intervalle serait universellement présent dans le répertoire folklorique ne peut être soutenu. Cependant, différentes recherches démontrent qu’il s’agit d’un intervalle facile à reproduire pour les jeunes enfants. Il est cependant évident que l’utilisation exclusive de cet intervalle ne peut répondre aux différents besoins des élèves et que l’enseignant doit leur offrir un environnement musical riche, à tous les points de vue. Cette question portant sur la séquence que l’on sélectionne est encore très présente dans le monde de la pédagogie Kodály. Deux articles publiés dans l’édition 2025 d’Alla Breve, la revue de la Société Kodály du Canada, portent justement sur ce sujet dans la mise en application de cette pédagogie au Mexique et aux Philippines. Il est intéressant de noter qu’une vision plus souple et personnalisée semble maintenant se dessiner. Et bien que cette question soit importante, il demeure essentiel de mettre de l’avant l’importance de l’apprentissage et de l’expérience de la musicalité. Car outre les considérations techniques et théoriques, l’enfant doit vivre la musique, s’en imprégner et en retirer joie et plaisir.
1 La virgule après la note ou le chiffre signifie l’octave sous le do central.
2 Edwin Gordon est un chercheur américain ayant proposé une théorie séquencée des apprentissages musicaux s’appuyant sur des motifs musicaux. https://giml.org/aboutgiml/gordon
3 Le do mobile est un système de solmisation relative, dans lequel chaque note correspond à un degré de la gamme. Contrairement au système de do fixe, dans lequel do est toujours le « do du piano », le do mobile correspond à la tonique de n’importe quelle gamme majeure.
Références
Ádám, J. et Kodály, Z. (1993). Énekes Könyv, 1. (8e édition). Memzeti Tankönyvkiadó.
Bennett, P. D. (2005). So, why Sol-Mi? Music Educators Journal, 91(3),43-49.
Choksy, L. (2000). The Kodály method I: Comprehensive music education. (3e éd.). Prentice Hall.
Choksy, L. Abramson, R. M., Gillespie, A. E., Woods, D. et York, F. (2001). Teaching music in the twenty-first century. Prentice Hall.
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